Claude Lemaire
Bérénice - 1980    
Bérénice
de Jean Racine
Mise en scène : Antoine Vitez
Scénographie & costumes : Claude Lemaire
Lieux : Théâtre des Amandiers, Nanterre | Théâtre des Quartiers d'Ivry - France
           Création : Spolete - Italie
Sources : Les Archives du Spectacles [ 9070 ] - Théâtre des Quartier d'Ivry [ histoire ]
  • Bérénice 1980 - Théâtre des Amandiers
  • Bérénice 1980 - Théâtre des Amandiers
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  • Bérénice 1980 - Théâtre des Amandiers
Actualité des Arts plastiques - Crédits photos © Claude Bricage
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Actualité des Arts plastiques - Crédits photos © Claude Bricage
Bérénice - Une lumière d'Italie

BERENICE, de Racine, dans la mise en scène d'Antoine Vitez, qui a été jouée à Nanterre du 6 au 21 mai (le Monde du 8 mai 1980), est reprise au Théâtre d'Ivry depuis le 31 mai.

La conception du décor, de la diction des vers, de la conduite des acteurs, fait de cette Bérénice un événement de théâtre important.

À l'occasion de la reprise à Ivry, n'est-il pas utile de consigner, une par une, les composantes concrètes de cette mise en scène ? L'inventaire qui suit correspond, en ce qui concerne le décor, aux représentations de Nanterre, l'architecture de la scène d'Ivry ayant commandé quelques simplifications.

" La scène est à Rome, dans un cabinet qui est entre l'appartement de Titus et celui de Bérénice ", écrit Racine. Et Bérénice, à l'acte I, rappelle ce « cabinet superbe et solitaire ».

Au centre de la scène, l'espace de jeu proprement dit est donc ce cabinet, grande pièce vide presque carrée, aux murs couverts de boiserie. Dans les coins s'élèvent de minces colonnes de bois, placées presque contre les murs.

Le mur du fond, face au public, est occupé par une grande peinture, assez sombre, aux couleurs passées, de caractère mythologique, interprétation d'une fresque romaine d'une maison de Pompéi, la villa du Nympheum - cette fresque s'appelle " l'Ile des bienheureux ".

Deux ouvertures permettent aux acteurs d'entrer et sortir, au fond, de chaque côté de cette peinture.

Le plafond de ce « cabinet » est presque entièrement ouvert sur le ciel, comme dans l'atrium d'une villa romaine. Une toile peinte, tendue en haut, derrière et au-dessus du décor, fait que le public perçoit le ciel bleu, que les protagonistes de la tragédie regarderont aussi.

A gauche et à droite de ce lieu bâti, aire principale de l'action, s'étendent des zones profondes, ombreuses, par lesquelles les acteurs s'approcheront ou s'éloigneront lentement, sans bruit.

Dans les lointains de ces zones sombres se découpent, clairs sur fond noir, des paysages urbains romains, repris de peintures mythologiques de Poussin.
Mme Claude Lemaire, qui a créé ce décor, a préféré prendre là appui sur une vision française de Rome, puisque, fait-elle remarquer, Racine, qui a passé tant de ses jours à décrire Rome, n'est jamais allé plus au sud qu'Uzès.

Les vêtements portés par les acteurs sont de l'époque Louis XIV. Ce ne sont ni des costumes atténués, ou « déshabillés », comme ceux du Tartuffe de Planchon, ni des costumes trop ornés comme celui que Rossellini s'est amusé à mettre sur le roi, ni des costumes de garde-robe comme ceux qui furent longtemps d'usage à la Comédie-Française. Ce sont des vêtements beaux, vrais, simples dans leur style, dans quoi les acteurs n'ont pas l'air costumés. Les robes de Bérénice tirent vers les amples et libres soieries que Watteau a peintes plus tard.

Sur cette architecture, ces peintures, ces costumes, la lumière tombe avec franchise. On dirait que c'est la lumière de la saison, la lumière du temps qu'il fait, ensoleillé ou couvert, plutôt que celle du temps qui passe. Par l'échancrure du plafond entrent dans le cabinet des rayons de soleil, qui se heurtent au vrai parquet, aux parois boisées. Ces plages de soleil bougent peu, les acteurs les traversent avant de s'arrêter dans des recoins plus doux. Il y a ainsi, dans ce décor de Bérénice, une présence, non de l'électricité, mais d'une lumière du ciel, du soleil, des saisons, une lumière d'Italie.

Et voici, de ce décor l'essentiel: Il est franchement romain à la fois, sans que l'oeil du spectateur perçoive une dissension quelconque. Parquet du dix-septième siècle, peinture de Pompéi, boiseries de Versailles, collines de Aome, nostalgie de Poussin, perruques, atrium, lumière du sud, forment un tout absolu.

Dans l'air tangible de ce décor, la poésie de Racine est comme dans sa maison natale. Claude Lemaire et Antoine Vitez ont accompli là un miracle d'acclimatation. Ce décor racinien-romain approche d'une perfection. Et la beauté simple de ses lignes, de ses nuances, enlève la construction dans le ciel, dans l'esprit : elle n'a aucun poids .

la diction des vers, dans celte mise en scène, fait entendre chacun des vers comme un envoi indépendant de paroles, même lorsque plusieurs vers expriment une suite continue.

Cette pratique - isoler chacun des vers de Racine - gagne du terrain dans nos théâtres, mais il semble qu'elle ait été innovée par Vitez et ses élèves du Conservatoire. Parfois ce parti pris a pu être jugé arbitraire. Il a pu sembler produire une diction trop rhétorique. Mais avec cette Bérénice, peut­-être parce que la poésie du décor nous permet d'approcher Racine comme nous ne l'avions pas fait, peut-être parce que les acteurs ont, à la longue, acquis une aisance, une sûreté, dans cette musique rythmée du silence et des voix, la diction vitézienne s'impose tout naturellement.

C'est qu'en effet Antoine Vitez avait raison chaque vers de Racine est comme une mesure musicale distincte, partagée, selon les cas, en deux, trois ou quatre sous-mesures.

Il n'est que de prendre, au hasard, cinq ou six vers de Bérénice, par exemple ceux-ci, à la scène IV de l'acte 1 :

« Dans l'Orient désert quel devint
[mon ennui !
Je demeurai longtemps errant dans
[Césarée,
Lieux charmants où mon cœur vous
[avait adorée.
Je vous redemandais à vos tristes
[Etats;
Je cherchais en pleurant la trace
[de vos pas.
Mais enfin succombant à ma
[mélancolie,
Mon désespoir tourna mes pas
[vers l'Italie. »


Quelles que soient les césures internes de ces vers, quels que soient les enchaînements du discours d'un vers sur l'autre là où Racine met. en fin de vers, une virgule, il semble indiscutable que le « son ». pur et simple de cette poésie acquiert sa plénitude, sa respiration, son vrai rythme naturel, si la diction respecte un silence de presque une seconde à la fin de chaque vers.

Chaque vers est une mesure, une ile on pourrait appeler cette diction « la diction insulaire ». Après avoir entendu Bérénice, Il ne semble plus douteux que Racine a écrit comme cela ses tragédies, qu'il les entendait comme cela. et qu'il s'est employé à créer, par cette métrique insulaire, une substance sonore nouvelle, propre, propre à la substance spatiale particulière du théâtre. C'est par cette métrique insulaire, cette scansion lente et régulière, inhabituelle, que Racine a créé la «personnalité » de son théâtre. Toute diction plus naturaliste, plus coulée. détruit la base de ce théâtre. La Bérénice de Vitez est strictement racinienne.

Le jeu des acteurs Bérénice, les expressions de leur visage, leurs gestes, ont sans doute « suivi » le climat du décor et la rythmique de la diction. Ils n'ont pas été décidés à part. Il y a, dans les éléments de cette mise en scène, une unité de vie.

Si Intenses que soient les élans de passion, les acteurs ne se touchent jamais. C'est une règle de la tragédie. Dans l'espace du décor central, Ils suivent leur chemin comme on suit ses pensées. Ou bien ils cèdent à des projections de l'instinct. On observe une alliance sensible de tenue et d'ab an· don, de cérémonial et de gestes spontanés, « vrais ».

C'est une danse prosaïque de corps mus par des âmes. La dimension royale des protagonistes Imposé une surveillance des conduites. Mais il suffit, dans cette pavane mentale réglée, que la reine Bérénice pose, par exemple, sa main à plat sur le côté droit de son ventre, pour que la vie personnelle du corps de cette femme afflue, pour que l'on perçoive intimement ce corps, ses douleurs, ses angoisses. le souvenir de ses enfantements, le pressentiment de ses blessures.

Chacun des acteurs, Titus, Béré­nice, Antiochus, Paulin, Arsace, Phénice, manifeste, dans l'unité cérémonielle du concert des attitudes, tels ou tels gestes de cette nature (la main sur le ventre) , par lesquels il donne à saisi r son caractère à lui, les réflexes de son corps à lui, et ce que dans son for intérieur il pense des événements auxquels Il participe. Même Phénice, d'habitude presque imperceptible tant elle est silencieuse, existe dans cette mise en scène avec une force particulière. un quant-à-soi, une contestation rentrée.

Ces symptômes de vie autonome des personnes, dans le cours de la tragédie, donnent lieu, de la part de Vitez et des comédiens. à des inventions de jeu. Et, distinctes de ces inventions, se produisent par moments, dans une mise en scène qui dans l'ensemble demeure calme, sobre, des élancements de folie. très brefs, très brusques, qui ne sont pas le moins du monde intempestifs, au contraire, parce que sans eux l'être profond du tragique, de la Tragédie avec un grand T, serait absent.

Il y a dans l'essence de la tragédie un foyer central, comme un feu central de Soleil. Il n'y a pas de tragédie si ce feu central n'envoie pas, par instants, des élancements qui surprennent, comme le Soleil projette des lances de lave rouge en fusion. Un grand tragédien doit avoir de ces « accès » passagers : alors, sous les convenances, la tragédie se trahit.

Cette mise en scène de Bérénice ne serait pas une si grande chose si Antoine Vitez n'y avait prévu ces rares salves subites de percée de l'absolu.

Il ne faudrait pas pour autant donner à croire que cette mise en scène de Bérénice est heurtée : la beauté calme du décor repose dans la lumière, chaque vers se lève et se pose, laissant mourir ses échos. et les acteurs suivent lentement le fil tendu de leurs jours, respectant le cours d'un battement éternel.

Théâtre d'Ivry

Michel Cournot - Le Monde - Lundi 06 Juin 1980 - [ Une lumière d'Italie ]