Claude Lemaire
Hippolyte - 1982    
Hippolyte
de Robert Garnier
Mise en scène : Antoine Vitez
Scénographie & costumes : Claude Lemaire
Lieu : Théâtre National de Chaillot, Paris - France
Sources : Centre national du Théâtre [ 32549 ] - Les Archives du Spectacle [ 9075 ]
Hippolyte - Une autre Phèdre

Le Théâtre national de Chaillot présente une tragédie de Robert Garnier, Hippolyte, qui parut en 1573, un an après la Saint-Barthélemy…

Garnier a fait carrière dans la magistrature, il était royaliste et catholique. Ce qu'il a écrit. tragédies et poèmes, montre que Garnier avait une conscience morale et une conscience politique. Il lui a fallu affronter des débats, dans son for intérieur. Quant à la Pologne -- Garnier dédie "édition collective de son théâtre au " roi de France et de Pologne ", -- les tragédies de son histoire étalent là, depuis six siècles, et à jamais.

Repère temporel important : L'Hippolyte de Garnier est parue cent cinq ans avant la Phèdre de Racine...

Cette oeuvre, au cours des siècles, a été si méconnue que la décision d'Antoine Vitez de la jouer aujourd'hui à Chaillot pouvait paraître, a priori, défi d'érudition pure, ou même paradoxe.

Non. Cette pièce, d'une lecture difficile, à présent qu'elle est jouée sous la direction de Vitez, est très belle, touche au sublime. C'est l'un des sommets de notre théâtre.

Le rideau s'ouvre sur un merveilleux décor de Claude Lemaire. Il y a eu peut-être une vallée sauvage. Ici, puis une carrière de marbre. Il y a eu des pierres géantes. une demeure de dieux. Il y a eu. plus proche de nous, un palais. Ces métamorphoses ont marqué des siècles, des vies. et, en s'effaçant l'une l'autre, elles ont recomposé un paysage vivant, une vallée sauvage de nouveau, dévorée par la garrigue, mais qui porte en transparence les mémoires, les pas, les mondes.

Forêt de gestes. Campagne d'âmes mortes ou vives. vision fossile inversée: empreinte d'une Grèce adolescente dans une argile millénaire.

C' est la fin de la nuit. Un jeune homme, couché à même le sable, se retourne en dormant. C'est Hippolyte, il est revenu de la chasse. Son grand-père, Egée, le père de Thésée, se penche sur lui. Egée est remonté d'outre-tombe, pour quelques heures: il voit poindre des horreurs, des fins ensanglantées. Sanctions inévitables : Thésée a commis trop de crimes. Mais le soleil de vie va dépasser les herbes: l'ombre du grand-père plonge au fond de la terre.

L'apparition du grand-père est l'oeuvre de Robert Garnier : Egée rend ici son fils, Thésée, responsable des épreuves que vont subir Phèdre et Hippolyte. Egée ne figure pas dans la Phèdre de Sénèque dont Garnier s'est inspiré.

Mais l'idée, fort belle, de montrer Hippolyte dormant caressé par son grand-père est une idée de Vitez, qui a pensé à réunir là, dans cette clairière de dieux au bois dormant, toutes les personnes de la famille, y compris une petite fille et un petit garçon, les deux enfants de Phèdre, qu'Hippolyte, le grand demi-frère, fera sauter sur ses épaules.

Hippolyte se réveille, il a fait un rêve affreux. il implore les dieux de le garder en vie, puis il repart dans la forêt.

L'intelligence particulière de Robert Garnier va tout de suite apparaître dans les paroles de Phèdre et de la nourrice.

Phèdre, folle amoureuse du fils de son mari, ne voit pas ce que cela a de condamnable. Il lui est naturel de se sentir libre de vivre, libre d'aimer. Ce' Qui est contre-nature. c' est la tyrannie des hommes, qui empêchent les femmes de vivre.

Phèdre revendique une indépendance personnelle, une liberté propre d'action.

Plus fouillés, plus affinés, que chez Racine, sont les débats, entre Phèdre et la nourrice. sur la liberté humaine, la responsabilité respective des dieux et des hommes, le hasard et la nécessité.

L'inévitable comparaison

Bien plus fort et charnel que chez Racine est. dans la pièce de Garnier, l'amour de la nourrice pour Phèdre, amour tout à fait viscéral : c' est l'amour maternel, et qui sait un peu passionnel, qui conduit la nourrice, d'abord réticente, à changer de cap, à tenter d'aider l'adultère, à tenter de convaincre Hippolyte de se faire aimer.

Bien plus violente que chez Racine est, chez Garnier, la haine effrayante qu'Hippolyte voue aux femmes, à toutes les femmes, il en hurle et en bave, de répulsion, «toutes je les déteste», «sexe odieux» . De même qu'au cinquième acte. bien plus bouleversante que chez Racine. est. chez Garnier. la démence amoureuse de Phèdre serrant le cadavre d'Hippolyte, l'embrassant sur la bouche, voulant ravoir à elle après la mort puisqu'il n'a pas voulu l'aimer dans la vie.

Ces comparaisons entre l'Hippolyte de Garnier et la Phèdre de Racine sont inévitables. on les fait presque malgré soi en écoutant Hippolyte. Ce n'est pas que la pièce de Garnier soit plus « psychologique» , plus « humaine » : sa dimension de poésie et de métaphysique est au moins aussi forte que chez Racine, mais disons que Garnier est moins stylisé, moins cérémonieux : sa pièce, prodigieusement éclairée et réanimée par la mise en scène de Vitez, est un ahurissant tournoi d'instincts, de méditations, d'éclairs fortuits, de nécessités monstrueuses, de volontés qui se débattent, de choses très simples familières, familiales, de misère, d'éclats merveilleux de la fable - tout cela aussi bien dans la suite des faits et des actes que dans la substance des vers, dans la parole de poésie, serrée. mouvante. oppressée. transparente, brûlante, avec des trouées de sauvagerie et des brillances de diamants.

Nous avons dit la beauté du décor rêvé, minéral architectural, de Mme Claude Lemaire, Ses costumes sont très beaux aussi. non datés. costumes de contes et de passions, d'ombre et de résurrection. La mise en scène de Vitez efface mystérieusement les présences et les absences. comme si les douleurs les plus vives, les plus vraies, et les songeries les plus profondes, et ces comédiens si présents, étaient invention de l'esprit, participaient de l'immatérialité et de l'éternité de l'esprit, et se trouvaient reliés à nous par des fibres d'être plutôt que par l' oeil et l'ouïe…

Admirable travail de tous les acteurs… Et n'oublions pas les enfants de Phèdre...

Cette admirable présentation de l'Hippolyte de Garnier marque une date dans l' histoire de la tragédie en France, et dans le développement de la mise en scène d'aujourd'hui.

Théâtre de Chaillot, salle Gémier, 20h30, jusqu'au 22 avril en alternance avec l'Orfeo de Monteverdi

Michel Cournot - Le Monde - Samedi 06 Mars 1982 - [ Une autre Phèdre ]