Claude Lemaire
Entretien avec Jean Chollet - 1983    
Claude Lemaire scénographe
Entretien avec Jean Chollet 1983
Actualité de la Scénographie
Editions AS
Claude Lemaire scénographe - Entretien avec Jean Chollet en 1983 - Actualité de la Scénographie

Comment devient-on scénographe ?

Je n'ai pas de réponse simple à cette question et vous aurez me semble-t-il autant de réponses que de scénographes interrogés, car pour y répondre on ne peut échapper au fait de parler de soi-même : il n'y a que des réponses subjectives, c'est-à-dire des réponses qui n'en sont pas parce qu'elles sont faites des événements, des rencontres, des affinités qui deviennent la vie propre de celui qui choisit d'exercer une profession artistique.

Il n'y a pas d'enseignement spécifique, j'ignore ce qu'il conviendrait d'enseigner au juste, hormis le dessin mais surtout une immense curiosité à un maximum de choses, mais ni l'un ni l'autre ne s'enseigne. J'ai envie de vous répondre qu'on devient scénographe en pratiquant la scénographie. Chaque spectacle est unique et les mêmes situations ne se reproduisent pas. Chaque fois se posent d'autres questions esthétiques, d'autres rapports à l'espace et à l'image, d'autres données techniques, d'autres nécessités du costume, d'autres circulations de l'objet, d'autres trajets de la lumière, etc... Tout praticien a le même questionnement. Le scénographe est un praticien qui travaille en trois dimensions. Créer un décor, c'est créer un espace de vie où tout est simulacre, c'est un espace fictif et éphémère.

Ce qui est le plus beau au théâtre est peut-être ce qui appartient au souvenir que nous gardons de représentations qui n'auront plus jamais lieu. Détruire régulièrement en les brûlant les décors stockés dans les magasins des théâtres fait partie du jeu. La muséologie théâtrale est sinistre et contre la nature même du théâtre.

Comment alors êtes-vous devenue scénographe ?

J'ai l'impression en repensant les choses que si rien apparemment ne m'y destinait, tout m'était également possible, j'étais en état de disponibilité pour ma première rencontre avec le théâtre qui m'a déterminée à faire ce que je fais aujourd'hui. C'est à un décor de Damiani pour un spectacle de Strehler, El nost Milan, que je dois ce choc décisif. A partir de ce jour j'ai eu la certitude de ce que je désirais faire. Après bien sûr il y a eu le premier spectacle, la première chance qu'il ne faut pas rater. C'est Jean-Marie Serreau qui me l'a offerte en 1964.

C'était un homme qui osait faire confiance, un joueur qui faisait des paris sur les gens, en me proposant la conception de 50 ou 60 costumes pour La Tragédie du Roi Christophe de A. Césaire au festival de Salzbourg, alors que je n'avais jamais fait un seul costume. Devant mon hésitation il m'a simplement répondu que justement la quantité me laissait le temps d'apprendre !

J'ai accepté, il a pris tous les risques et m'a fait entièrement confiance. Cette première expérience, dont je suis incapable aujourd'hui de juger le résultat esthétique, m'a surtout appris à me faire confiance à moi-même. Le premier pas était fait; les choses après se sont faites d'elles-mêmes en forme d'itinéraire, avec la rencontre de Barrault, de Planchon, de Rosner, de Steiger, de Gironès, de bien d'autres encore, de Vitez maintenant.

Comment concevez-vous un itinéraire ?

Je crois tout d'abord que les rencontres ne tiennent pas du hasard. J'ai eu très peu de propositions de travail que je juge inadéquates. J'ai toujours travaillé avec des gens dont je savais qu'un jour ou l'autre je travaillerais avec eux. Simplement parce qu'il existe des affinités dans le travail que nous faisons les uns et les autres, en pratiquant un même théâtre au même moment.

Ce qui me semble important, en ce qui me concerne, c'est de faire un certain parcours avec un metteur en scène ou une équipe, et non un travail ponctuel, une intervention sans suite. Je crois qu'il est important que le travail se prolonge d'un spectacle à l'autre en forme de parcours plus ou moins long.

Pourquoi et quand s'arrête ce parcours ?

Chacun de nous se transforme par le travail théâtral dans son rapport au théâtre. Pour monter un spectacle il faut adhérer à Un même projet; reste à chacun selon sa spécificité à apporter les éléments qui permettent de le globaliser. Or il arrive que le projet de l'un ne coïncide pas avec le projet de l'autre, si il y a divergence de point de vue, sur le texte ou la forme théâtrale à choisir. Je pense qu'il est alors très difficile de travailler contre soi-même.

Le scénographe n'a pas pour mission de mettre en forme le désir du metteur en scène, mais le sien. n faut également se défendre des habitudes de travailler ensemble, c'est-à-dire échapper à la demande de ce que l'on sait faire, comme plasticien, parce qu'on l'a déjà fait: c'est l'enfermement stylistique.

Le plus passionnant en somme c'est de réaliser ce qu'a priori on pense ne pas savoir faire.

Comment travaille un scénographe ? Comment produit-on un décor ?

Là encore je pense que chaque scénographe doit avoir sa réponse, ou ne pas en avoir, ce qui serait plutôt mon cas. Chaque spectacle est un cas de figure différent.

Bien sûr il y a des données connues quand on aborde un travail : le texte, le rapport du metteur en scène à ce texte, à l'espace, puis il y a le lieu, le rapport salle-scène, et enfin l'économie de la production. Mais tout ça mis en équation ne produit pas une image. Pour le reste, c'est-à-dire l'essentiel, j'ai peu de moyens pour m'exprimer. Comment un décor prend naissance? je ne le sais pas au juste, ni pourquoi et comment certaines images s'imposent peu à peu jusqu'à l'évidence. Pour le savoir (mais faut-il le savoir ?) il faut interroger l'imaginaire, la mémoire sensible, tout ce dont est fait le théâtre secret de chacun. Après c'est la réalisation d'une maquette, qui est un objet de communication et donne une vision partielle mais première du spectacle, car le plus souvent la maquette préexiste au début des répétitions. Mais il y a toujours et de toutes façons un certain parcours en solitaire du scénographe, quelle que soit la qualité du travail d'échange entre le metteur en scène et le scénographe pour aboutir à la réalisation d'une maquette de décor.

Le décor quant à lui est destiné à être vécu et habité par d'autres, l'appropriation de l'espace par le jeu devient de la mise en scène, mais entre la conception d'un espace qui porte déjà en lui-même une mise en scène et la mise en scène proprement dite la marge est très mince; l'amalgame se fait le plus souvent en faveur du metteur en scène, maître d'oeuvre du spectacle.

Avez-vous des exemples de genèse de décors ?

Je peux vous citer deux cas de spectacles avec Antoine Vitez qui semblent différents dans la démarche, mais qui me semblent intéressants car le second d'une certaine façon prolonge le premier.

Lorsqu'Antoine Vitez a entrepris son travail sur les « 4 Molière », je suis intervenue alors que le travail de répétitions était déjà commencé. Les comédiens travaillaient sur le plancher brut d'un lieu composé de trois murs avec des portes. Le jeu se passait très bien dans cet espace de répétition, il y avait une sorte de vérité du lieu qui était parfaitement à l'échelle du projet. J'en ai repris les cotes exactes, la nature même du sol, en somme j'ai fait un théâtre qui était le lieu des répétitions mis en état de représentation, où tout Molière pouvait être joué.

Cette idée du lieu absolu était déterminante pour nous quand nous avons entrepris le travail sur Bérénice: il fallait inventer le lieu de la représentation de la tragédie racinienne, un lieu qui à lui seul racontait le théâtre de Racine, donc un peu de l'histoire du théâtre aussi.

C'est du désir d'une certaine qualité de lumière et de clairs-obscurs qu'est née l'idée du ciel enfermé comme la parole elle-même.

Dans le premier exemple c'est le jeu qui a produit son propre espace; dans le second cas c'est la lumière et l'image qui ont produit l'espace du jeu.

Propos recueillis en 1983 - Actualité de la Scénographie - [ Editions AS]