Claude Lemaire
Les Estivants - 1988    
Les Estivants
de Maxime Gorki
Mise en scène : Philippe Van Kessel
Scénographie : Claude Lemaire
Lieu : L'Atelier Ste-Anne, Bruxelles - Belgique
Source : La Bellone - Maison du Spectacle [ 1739585 ]
Les Estivants
Crédits photo © Vivianne Bolland
L'EAU, décidément, sera l'élément clé du théâtre belge des eighties! Tout récemment souterraine dans le Britannicus du Varia, en seaux dans le Kafka de Pousseur, la voilà mare-étang pour Les Estivants de Gorki. De cette pièce méconnue de l'auteur des Bas-Fonds, dont Botho Strauss signait en 1974 une première adaptation très personnelle, Philippe van Kessel et Maurice Taszman proposent aujourd'hui leur version, plus fidèle à l'original que celle de l'auteur de la Trilogie du revoir montée au même Sainte-Anne voici quatre saisons. Un «retour à Gorki» (comme l'écrit Taszman) dont la mise en scène limpide contribue largement à révéler une oeuvre d'une modernité confondante, quelque chose comme l'envers du décor tchekhovien, côté «coutures».

Témoin la scénographie de Claude Lemaire: une datcha sur pilotis sans (fausse) coquetterie, aux planches de bois blanc légèrement disjointes, étirée sur toute la longueur de sa terrasse et séparée de nous par un no man's land en butte de terre battue (la même que dans La Tragédie du vengeur!) et flaque d'eau vaguement saumâtre, où ne parvient guère le soleil des éclairages de Patrice Payen et Jean-Marie Vervisch, qui baigne la maison comme les bouleaux, peints, à l'arrière. C'est là, dans l'ombre de cet avant-plan que van Kessel fera se nouer drames personnels et conflits idéologiques, avant de les propulser en pleine lumière, dans la bienséance conviviale. Là aussi que se tiendront confinés les deux moujiks-gardiens, âmes damnées, anges noirs annonciateurs des prochains grands bouleversements.

Car nous sommes en 1904, à la veille des troubles de 1905 eux-mêmes précurseurs de la révolution de 17. Il ne reste à l'intelligentsia gorkienne, encore «mouillée derrière les oreilles» d'origines ouvrières ou petite-bourgeoises encombrantes, que peu de temps pour profiter de ces traditionnelles vacances où elle s'alanguit loin des bruits de la ville. Douze estivants sont ici les hôtes plus ou moins consentis de l'avocat Bassov et sa femme Barbara, auxquels les attachent liens familiaux, professionnels ou simplement «de classe». Mais même au sein de ce microcosme éclairé, des tensions sourdent, que la promiscuité et l'inactivité va rendre explosives.

Dans une langue incisive et superbement réécrite par le duo van Kessel/Taszman, Gorki en dessine les acteurs, êtres lézardés dont la majorité des comédiens font implacablement vibrer les «défenses»…

Ce petit beau monde patauge dans tous les sens du terme, comblant le vide ambiant à coups d'atermoiements, de larmoiements, de fantasmes d'amour, de discours esthético-existentiels plus ou moins fumeux. Mais il n'est pas, chez Gorki, de fumeux sans feu: si ses singes savants, qui «aspirent à on ne sait quoi», parlent beaucoup pour n'agir jamais, l'auteur «engagé» qu'il est empoisonne le dérisoire, le ridicule, le cynique, le tragique ordinaire de leurs bavardages du ferment des questions essentielles, éternelles. Et c'est étonnamment aux femmes, «plus proches du règne animal» comme dit l'un des machos de service, qu'il prête les propos les plus cinglants, pour tout dire: les plus urgents.

Sur l'air de la modestie (de la sobriété), et servi par quelques «solistes» exceptionnels (Baeyens et Montandon en tête), van Kessel orchestre en un rigoureux chassé-croisé, clair-obscur, doux-amer, la dérive de ses Estivants qu'il mène, tranquillement, à l'extrême bord du gouffre. La partie de campagne a le charme discret (de la bourgeoisie), mais le vers est dans le pique-nique. Spectacle piégé: gare à l'implosion!

Les Estivants de Maxime Gorki. A l'Atelier Sainte-Anne jusqu'au 3 décembre.

Catherine Degan - Le Soir - Jeudi 17 novembre 1988